Ce qui nous fait libres


Il y a peu, on jugeait des oeuvres passées par le fait que les siècles n'en avaient pas totalement effacé la trace de la mémoire des hommes. Quant à l'art de juger des oeuvres contemporaines, la phrase de Rémy de Gourmont en faisait justice: "les succès se font dans la rue, la gloire dans les cénacles".
Mais la rue est morte sous l'assaut des nécessités du commerce et du maintien de l'ordre, voirie désormais que hante la réclame, et les cénacles errent sans but qui ne soit de gloire ou lucratif.

Quant à la mémoire... Des milliards d'années d'imagination et d'évolution vivantes l'avaient lentement polie en une résille souple - presque liquide - de réseaux d'images, de formes et de modèles. Non pas comme une empreinte, mais comme une activité où l'accord de la vie au temps s'ajustait par les fréquences des évènements réels eux mêmes. Mais c'est cette admirable sensibilité de la mémoire aux harmoniques du réel qui fonde désormais son esclavage, car elle se trouve maintenant soumise au jeu des perpétuelles répétitions que permettent d'orchestrer à peu de frais les techniques de l'information, et non plus reliée au coeur battant du monde. Autrement dit, le marché est devenu notre organe des sens unique et exclusif. Toutes nos perceptions en sont issues, directement ou indirectement formées par lui. Nos perceptions, et donc aussi les souvenirs et les constructions qu'élaborent au travers de nous ces perceptions. De sorte que ce qui est mémorable n'est plus ce dont il pourrait être adéquat de se souvenir et que le crible de la mémoire s'est si profondément corrompu qu'il est devenu presque dérisoire de s'y fier.

Et pourtant, il faut vivre. Ne pas lâcher le fil frissonnant du réel, laisser courir en nous l'effleurement comme l'écho de sa caresse somptueuse. Vivre. Traverser et nous laisser traverser par le temps. Pour cela il faut s'orienter dans le labyrinthe des miroirs et des transparences du réalisme, c'est à dire d'une réalité de synthèse1 . Et c'est à la boussole du temps, à nouveau et encore, qu'on ira lire le Nord. A l'or d'un temps personnel, puisque le temps commun a presque partout fait l'objet de toutes les trahisons, de tous les abandons. De sorte que l'on s'intéressera, non à ce qu'a pu dire ou faire de grand l'auteur d'une oeuvre - de quoi tant glosent - mais plutôt à ce qui peut advenir de l'oeuvre dans le spectateur ou le lecteur. De ce versant des choses, il ne me semble pas qu'on se soit jamais trop soucié. De là à penser qu'il n'y ait eu en Art que viol plus ou moins consenti - mais viol tout de même - il n'y a qu'un pas que je n'hésiterai pas à franchir, sans trop de crainte qu'on m'y suive.


Rencontres

Et donc, le moins que l'on puisse demander à une oeuvre, c'est d'abord d'arrêter un peu la course ordinaire de l'esprit qui en fait la rencontre. Ainsi d'un tableau, ainsi d'un roman et d'un poème, quoique chacun selon ses modes et à divers degrés.

Les images ont un caractère d'immédiateté tel, un tel pouvoir de captiver, et surtout, elles sont désormais devenues si nombreuses, que l'esprit, gaillard encore, qui ne veut pas se trouver menacé de devenir hagard, est conduit à leur demander l'impossible: le retenir au delà de l'instant. Un peu de brusquerie conduirait donc à dire qu'une oeuvre picturale qui ne soutient pas le regard et la pensée plus de quelques minutes – je veux dire, montre en main - s'adresse probablement davantage au porte-monnaie qu'à l'esprit.

Les choses se présentent de manière différente pour des véhicules de nature linéaire comme sont romans, cinéma, théatre. Un roman, bien sûr, doit absolument captiver l'esprit pendant la durée nécessaire à sa lecture. C'est donc plutôt par ce qui se passe après que l'on peut juger de ce genre d'ouvrage. Ainsi, quel que soit le prestige qu'ait su s'attacher la littérature, il pourrait être juste de considérer qu'un roman dont l'écho émotionnel ou intellectuel qu'il suscite chez le lecteur ne se prolonge pas au delà de la demie heure justifie assez bien la valeur de l'épargne.

Le lecteur de poésie, lui, jouit d'une liberté dont le lecteur de romans ne saurait pas même rêver un instant sans cesser d'être. L'oeil toujours un peu enragé de ce dernier ne laisse guère loisir de s'installer au temps vertical du poème. Tel un Attila de la lettre, il faut qu'il brûle et nivelle tout sur son passage. Aussi, qu'on le considère sous l'angle des fulgurances ou un autre, la puissance première d'un poème, c'est d'exiger d'être relu immédiatement. Il n'est de rencontre en poésie qu'au dessus des ruines du temps linéaire.


Accointances

En une seconde phase, au delà de la rencontre d'une oeuvre, il peut germer ou non le temps de son retour. On peut désirer relire un roman, revoir un film, une pièce de théatre et même en arriver à cette extrémité. C'est rare, mais quand cela se produit ce peut être un assez bon signe.
Mais surtout, on peut y penser. Quand une oeuvre vous revient en mémoire, elle possède souvent ce trait de devenir un peu obsédante, non pas à la façon d'un choc qui se répète, mais plutôt par les idées ou les formes nouvelles de sensualité qu'elle fait naître en vous. Elle revient alors non en elle même, mais comme l'oeuvre propre qu'elle fait émerger dans l'esprit, loin et même parfois très loin au delà de la rencontre initiale.

Ce n'est le plus fréquemment qu'une bribe, un presque rien, une couleur particulière, une lumière, le goût singulier d'une amertume ou d'un bonheur, la transparence d'un moment de calme, le prisme de quelques idées, l'entr'aperçu d'une perspective. Bref, d'une manière ou d'une autre, une citation - toute mentale ordinairement et qu'on serait en peine d'exprimer plus avant – par quoi quelques guenilles de l'oeuvre viennent s'incorporer à la chair de nos vies.

Là comme ailleurs, le poème est exemplaire. Qu'on s'en cite intérieurement les images ou qu'on en réutilise exactement les mots, il est rare qu'il survive et se propage entier. Nous ne nous saisissons presque toujours que d'un des fragments de l'éclair, que nous joignons à d'autres fragments de semblable origine pour en édifier nos palais et nos forteresses.

On voit qu'en somme, le surréalisme avait raison: l'oeuvre intérieure qui se construit chez le spectateur ou le lecteur est un collage, la résonance singulière de toutes les oeuvres rencontrées et vécues dont s'arme le tissu d'une âme.

Mais il se peut aussi que les choses aillent notablement plus loin. Que ce soit comme par un coup de foudre, ou bien par un processus lent et alchimique ce cela n'advienne qu'au creux des retards, il arrive que d'une oeuvre survivent quelques vraies idées, qui s'assemblent ou s'agrègent à celles du spectateur ou du lecteur, ou même font naître en celui-ci d'autres idées encore qui viennent compléter heureusement celles de l'auteur, qui fort injustement n'en saura généralement rien.

Des oeuvres qui, au travers du filtre des accointances, se sont perpétuées ou propagées en moi en soeurs et en égales de mes sensations et de mes pensées, je n'oserai pas qu'elles soient grandes. Mais puisqu'elles ont su se poser là, au creux de mon épaule, tout près de mon oreille, à la lisière de mes yeux, il fallait bien, tout de même, qu'elles le soient un peu.



Irréversibilités

Et puis il y a ces oeuvres dont le contact puis la fréquentation font basculer le réel. Celles qui ouvrent à jamais des portes et des fenêtres dans les murailles du réel, ou les lézardent. Celles par lesquelles des pans entiers de nos perceptions et de nos idées s'effondrent, nous libérant de prisons dont nous ignorions tout et jusqu'à l'existence. Ce sont ces oeuvres là qui construisent notre liberté.

Car la liberté n'est pas dans ce choix qu'opèrent le plaisir ou le désir dans l'éventail des possibilités. Ce choix tout au contraire en est la négation, la chute du loisible en un déterminisme toujours trop étroit, puisque pour aimer ou jouir de l'un des aspects du possible, il a dû en retrancher tous les autres. La liberté est l'irruption de l'imaginaire dans le réel. Elle est toute entière faite de ces ouvertures qu'ont pratiquées ou rendues praticables quelques oeuvres importantes dans la voûte du sensible, du possible et du pensable humains. Selon que mon humeur se trouve être calculatrice ou romantique, quoi que je puisse penser de l'histoire de Roméo et de Juliette ou de celle d'Yseult et de Tristan, il reste qu'elles sont constitutives pour une part au moins de ma liberté d'aimer.

Car l'imaginaire n'est pas si fréquent. Ce qui le laisse croire, c'est la gerbe d'étincelles que créent en tombant de petits lambeaux d'imaginaire radical qui n'ont pas encore fini de se consumer. On se concentre si avidement sur le feu d'artifice qu'on en oublie les fusées permirent aux étoiles de choir de si haut.

Notre liberté n'est rien d'autre que le travail vivant qu'opèrent en nous l'une après l'autre - et les unes par les autres - certaines oeuvres. Et c'est de cela qu'elles sont grandes. Car au vrai, il n'y a jamais eu ni grands hommes ni grandes oeuvres. Il n'y a jamais eu que l'étrangeté radicale de l'adéquation d'un homme ou d'une oeuvre à un moment par quoi il advient parfois que le réel bascule irréversiblement.

En un autre sens de la phrase de Ducasse, la poésie doit être faite par tous et non par un pour advenir ou sinon rien. Une poésie qui n'a pas pour effet de rendre les hommes poètes un peu plus loin n'est pas une poésie du tout. Qu'il y ait ou non succès d'estime ou d'édition, ce qui seul peut et doit être le sujet et l'objet de la métamorphose, au plus près comme au plus profond, c'est la vie.


Style

On l'aura compris, il ne m'importe pas si essentiellement que la mariée soit belle, pourvu qu'elle m'accompagne un peu, et si j'aime la femme ce n'est pas exactement pour ses mystères, qui passées quelques années finissent toujours par sentir le moisi. Ainsi du style.

Si cultivé qu'il soit, il ne fait pas culture. Des images qui ont pu quelques temps me plaire, il ne me reste rien, ou guère. Je ne vis plus avec. Et que le style soit l'homme, il se peut bien, mais que m'importe de l'y reconnaître. Il est tout mort le pauvre, que lui chaut que je l'aime.
Mais quoi. N'entrait-il donc en jeu que cette estampille de fabrique par quoi on peut infailliblement apercevoir que « c'est de lui »? Un Cézanne, un Vermeer, un Matisse, un Rembrandt, un Van Gogh, un Monet, un Renoir et un raton-laveur. Peu importe lequel pourvu que c'en soit un. Un vrai. Que l'homme manque et le style n'est plus lui, qui défaille: faux Renoir, faux Cézanne, faux Vermeer.

Le style est une enseigne. Mais au juste, de quelle entreprise? A en croire l'inventaire, l'ambition de Cézanne ne différait pas tant de celle de ses faussaires. Cézanne n'aurait simplement langui sa vie durant que de faire des Cézanne, comme Matisse n'aurait cherché au fond qu'à faire des Matisse, et Vermeer des Vermeer et Rembrandt des Rembrandt. Et tous auraient donc mis leur honneur à vouloir être eux mêmes, y parvenant en somme avec une perfection et une régularité remarquable à l'instant même de leur mort.
On veut du résultat. Le décès plus que tout en produit d'assez fiables. Et hop! Un Delacroix, un Léger, un Géricault, un Braque, un Duchamp-Villon peut-être, mais – tout de même, on en sort - pas un Duchamp tout court. Ouf!

    Au fil de mon temps, tout passe, tout lasse, sauf l'oeuvre de ceux qui parvinrent à ouvrir des voies assez neuves et riches pour qu'on puisse les y dépasser. Ne me font plus bailler que ceux dont l'oeuvre ouverte bée. Et il est faux qu'il n'y ait pas de progrès en art. Simplement, comme ailleurs, il y est rare. En attendant, il faut bien vivre et s'occuper. A cela point de honte et bien du plaisir même. Mais quant au style, il est notable que ce qui a vraiment compté n'en a pas eu, ou de multiples, ou bien en a eu par hasard ne s'en étant aucunement soucié, cherchant tout autre chose et le trouvant parfois.

2005-12-23
P. Petiot
CSS Texte 2.0

1 - Et non. Ce ne sont pas les réalités virtuelles que j'entends ici mettre en cause, mais bien celle plus quotidienne où l'on appelle étrangement matérialisme l'amour immodéré de l'abstraction dernière.

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