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Point de Suture - En

 

Les Sciences, les Techniques, les Beaux Arts et l'Industrie que les représentations actuelles nous contraignent de percevoir comme des champs d'activité nettement séparés, pour ne pas dire cloisonnés même parfois sourdement opposés, constituaient originellement les différentes facettes d'un même ensemble de pratiques que le Moyen Age a appelé les Arts et qui recouvrait sensiblement toutes les activités humaines hormis l'agriculture, la chasse et la cueillette.

 

Sablier - Pierre Petiot - Richard Misiano-Genovese

 

L'étymologie comme les textes permettent de s'assurer de ce que les différents domaines des Arts n'ont guère commencé à s'individualiser avant les XVIIe et XVIIIe siècles, comme en témoigne la réalisation, sans cela incompréhensible, du vaste projet unitaire mené par Diderot et D'Alembert d'une Encyclopédie, c'est à dire, selon le sous-titre de l'ouvrage, d'un Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers.

 

La séparation des Beaux-Arts et de la Science qui ruina le tronc commun des Arts ne s'est trouvée consommée qu'au XIXe siècle avec la généralisation de l'industrie. Les distances n'ont pas cessé de s'accroître depuis, entre Science, Technique, Beaux-Arts et Industrie, mais aussi, de manière arborescence, au sein de chacun de ces domaines et de leurs diverses sous disciplines.

L'explication la plus commune de cette évolution, quoique généralement non consciente de son origine religieuse, reste une variante du mythe de la Tour de Babel : le développement et la spécialisation auraient entraîné une incompréhension réciproque croissante, mal regrettable sans doute mais nécessaire et dont il conviendrait de s'accommoder.

On peut pourtant ici nourrir quelques doutes. Pas simplement parce que ce qui est supposé fonder pareille résignation est d'origine religieuse, mais plus profondément parce qu'il ne s'agit que d'une tradition particulière, qui ne saurait valoir pour l'ensemble des traditions religieuses humaines.

De toutes manières, cet appel au mythe de Babel ne suffit pas à expliquer le mouvement plus récent de méfiance et discrédit qui est venu frapper l'un après l'autre les Beaux-Arts, les Sciences, les Techniques et l'Industrie.

Quant aux Beaux-Arts, l'ignorance et la qualité particulière de mépris dont ils sont désormais l'objet dans les milieux non seulement populaires, mais aussi marchands, techniciens et scientifiques ont commencé de s'établir dès l'époque romantique et a trouvé une sorte achèvement avec Dada dès le début du XXe siècle, il en est résulté une situation tout à l'opposé de la faveur dont jouissaient les Beaux-Arts au sein dans la Florence du Quattrocento.

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Point de Suture (suite)

Un mal semblable a progressivement atteint la philosophie, au point que de nos jours dans la plupart des milieux, il semble suffisant d'étiqueter comme philosophique toute considération un peu inhabituelle ou dont l'utilité n'apparaît pas assez immédiatement pour la frapper d'invalidité sans autre forme de procès.

Un mouvement un peu différent mais comparable a commencé de se développer à partir de la fin de la 2e guerre mondiale à l'égard des sciences. Il ne s'agissait plus cette fois de mépris mais d'une attitude générale de crainte et de méfiance, dont on aurait pu penser qu'elle tenait à l'emploi récent des armes atomiques, si elle n'en était vite venue à toucher indifféremment toutes les sciences, et non pas seulement la physique nucléaire.

Vers les années 1965-1970 le désenchantement s'est étendu aux produits de l'industrie, sous les oripeaux conceptuels de la Société de Consommation. Enfin dans les années qui ont suivi, le développement de l'industrie et jusqu'à la technique elle-même, ont été remis en cause par ce qui s'est depuis lors appelé l'Ecologie. Finalement, le seul aspect de la culture qui avait échappé à tant de vagues critiques successives se trouvait être la religion.

Considérée au jour le jour, cette évolution des représentations a pu paraître naturelle, comme a pu paraître naturel le glissement sémantique par lequel le mot culture en est venu à signifier simplement "humain", de sorte que désormais,c'est à dire que tout est devenu culturel et réciproquement. Il faut noter aussi que ce glissement s'est accompagné d'une extension considérable de l'industrie du divertissement.

Pourtant, il a existé plusieurs moments historiques durant lesquelles il paraissait évident à tous que les Arts n'avaient pas d'autre objectif que le développement humain.

Cependant, au cours de ces époques, à l'opposé de l'image qui s'en est désormais répandue, il n'était guère question d'une marche inexorable et systématique vers le Progrès. Il s'agissait plutôt d'un mouvement réfléchi, raisonné, soucieux des risques, impliquant jugement et décision collectifs et dont le moteur ne reposait pas seulement sur la nouveauté mais aussi sur l'efficacité d'une activité critique permanente.

Au fond, lorsqu'on le considère dans son ensemble, le désenchantement présent n'exprime rien d'autre que le fait qu'en dépit d'un travail et d'une agitation incessants, les hommes ne sont pas très satisfaits de ce qu'ils font. Tout ce qu'ils avaient entrepris pour sentir, penser et agir plus haut et plus loin leur semble désormais conduire trop souvent à des résultats opposés.

Cette situation peut sembler paradoxale puisque l'éclipse des dieux a gratifié les hommes d'un quota obligatoire de 24 heures de liberté par jour. On peut y voir cette ironie de la dialectique par laquelle toute chose finit par se muer en son contraire. On peut y discerner le mouvement même de l'aliénation par lequel l'activité des hommes leur devient étrangère. On peut y voir bien des fatalités.

Mais aussi peut-être la sagesse n'est-elle pas du côté de la résignation. Peut-être faut-il très simplement essayer de comprendre.

Peut-être suffirait-il de ne pas accepter et de raviver les braises d'un dialogue entre les Sciences et les Arts, [1] pour faire émerger les contours, certes jamais exempts d'erreurs, de hasards ni de risques, d'une sorte de perspective.

Pareille entreprise peut paraître inutile et déplacée dans la période en cours. Mais cette inutilité même peut la rendre belle.

Et peut-être aussi qu'au fond, il n'y a pas, il n'y a jamais eu d'autre issue.

  1. Qui est resté possible jusqu'au début du XXe siècle, comme en témoignent par exemple les relations entre Valéry, Mallarmé et Poincaré

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